Opinion: Détourner le regard ne mettra pas fin au travail des enfants dans les champs de tabac

L’industrie du tabac aime se présenter comme une force économique positive. Pourtant, elle impose aux cultivateurs de tabac d’Afrique une dure réalité économique, dégageant d’énormes profits en tâchant de payer au prix le plus bas les récoltes de tabac servant à la fabrication de leurs produits.

Cette façon de faire de l’industrie est injuste et entretient les inégalités. D’autant plus qu’elle pousse les producteurs de tabac dans un cycle de pauvreté qui perpétue le travail des enfants au sein de cette industrie.

Les discussions sur l’élimination du travail des enfants portent souvent sur le rôle des pays et non sur la responsabilité des entreprises au niveau mondial. En effet, l’Organisation internationale du travail et l’UNICEF ont affirmé récemment que la croissance démographique, les crises récurrentes, l’extrême pauvreté et les lacunes des mesures de protection sociale sont les principales causes de la persistance du travail des enfants en Afrique.

Mais elles négligent de mettre en lumière le rôle du secteur des affaires et les répercussions de leurs stratégies de réduction de coûts pour maximiser les profits. De surcroît, pour résoudre la situation, elles invitent tout simplement l’industrie à travailler avec les gouvernements, les organisations de travailleurs et travailleuses, et bien sûr les agences des Nations Unies elles-mêmes.

Si l’on souhaite offrir un meilleur avenir aux enfants … il est essentiel que les gouvernements nationaux cessent d’accepter que les enfants travaillent dans les champs de tabac et qu’ils tâchent d’amener l’industrie à rendre des comptes.

Les enfants du monde seraient mieux servis si les fabricants de tabac étaient totalement exclus du système des Nations Unies, y compris leurs groupes de façade qui se prétendent des organisations indépendantes mais qui sont créées, financées ou contrôlées par l’industrie pour en promouvoir les intérêts et influencer à leur avantage les décideurs politiques et le public.

Bien que certaines agences des Nations Unies, comme l’Organisation mondiale de la santé, appliquent des politiques strictes pour éviter toute interaction avec les fabricants de tabac et leurs groupes de pression, d’autres ne le font pas. Les alliés de l’industrie ont pu exploiter des failles qui permettent aux organisations de s’asseoir à la table et prendre part aux discussions, à la seule condition qu’elles ne vendent pas de produits du tabac directement.

Ces intermédiaires favorisent un accès accru de l’industrie aux parties prenantes et aux publics habitués de l’ONU, lui permettant de participer à des initiatives des Nations Unies, de les parrainer ou de tirer profit des opportunités de partenariat. Par un effet d’association qui renforce sa crédibilité, cette tactique de l’industrie s’est avérée très utile pour les campagnes de relations publiques qu’elle développe.

Impliquer l’industrie du tabac n’a pas favorisé l’élimination du travail des enfants

Un exemple bien connu de groupe de façade est la Fondation pour l’élimination du travail des enfants dans la culture du tabac, ou ECLT selon son acronyme en anglais, qui est membre du Pacte mondial des Nations Unies. La fondation ECLT a été créée par l’industrie il y a vingt ans et les liens avec celle-ci restent étroits, que ce soit au niveau du financement ou du fait que 13 des 14 membres du conseil d’administration, encore en 2020, proviennent directement du milieu de l’industrie.

Loin de réclamer la transformation des pratiques commerciales qui pourraient réduire la pauvreté des producteurs de tabac et, par conséquent, contribuer à la diminution du taux de travail des enfants, les activités de la fondation ECLT reflètent bien l’incapacité et le manque de volonté de l’industrie à se réguler elle-même.

De plus, l’ECLT ne favorise pas l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs et travailleuses du tabac que permettent la syndicalisation et la négociation collective. Elle n’appuie pas non plus l’audit externe des sociétés de tabac et de leurs chaînes d’approvisionnement, une mesure qui pourrait contribuer à identifier et à responsabiliser ceux qui profitent du travail des enfants.

L’ECLT ne s’oppose pas à l’ingérence de l’industrie dans la mise en œuvre de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, qui recommande aux gouvernements de soutenir la transition des cultivateurs de tabac vers des activités de remplacement économiquement viables.

Au contraire, la fondation travaille main dans la main avec les gouvernements, organise des partenariats public-privé avec des agences de l’ONU, continue d’accueillir un «conseiller technique désigné par l’OIT» au sein de son conseil d’administration, et demeure un membre actif du Pacte mondial de l’ONU. De 2002 à 2017, l’ECLT a versé plus de 5,3 millions de dollars à l’OIT pour soutenir la recherche et le «dialogue» afin de réduire le travail des enfants dans plusieurs pays.

Elle a également financé un projet semblable aux Philippines, soutenu par du personnel de l’UNICEF désigné à titre de consultants. En 2018, l’OIT a annoncé qu’elle refuserait désormais tout financement en provenance de l’industrie du tabac et qu’elle ne renouvellerait pas son partenariat avec l’ECLT et Japan Tobacco International.

Pendant ce temps, les compagnies de tabac qui financent l’ECLT, à savoir Philip Morris International, British American Tobacco, Japan Tobacco International et Imperial Brands, réussissent à profiter de la situation en mettant en valeur leurs activités dans leurs rapports environnementaux, sociaux et de gouvernance, en particulier leurs partenariats avec des gouvernements et des agences de l’ONU.

L’Afrique doit commencer à remettre en question le mythe économique

Peut-être la situation commencera-t-elle à changer dans les pays producteurs de tabac lorsque ceux-ci reconnaîtront que le discours économique de l’industrie et de ses groupes de façade est un mythe et qu’ils le rejetteront. Le Malawi est l’un des pays à s’être engagé sur cette voie.

Dans son discours de la mi-mai sur l’état de la Nation, le président du Malawi, Lazarus Chakwera, a déclaré que «le tabac n’a pas d’avenir» et que le pays devait laisser de côté la culture du tabac pour cultiver d’autres produits agricoles. Il a attribué l’affaiblissement de la demande et la chute du prix des feuilles de tabac à la diminution de la consommation de tabac au niveau mondial.

Voilà des décennies que les agriculteurs du Malawi fournissent du tabac aux entreprises transnationales, et les chercheurs estiment que plus de la moitié des enfants des familles du Malawi qui cultivent le tabac travaillent dans les champs. Le Malawi se retrouve d’ailleurs dans la liste des sept pays africains producteurs de tabac que dénonce le rapport 2020 du Ministère du travail des États-Unis portant sur les biens produits grâce au travail forcé ou au travail des enfants.

Les États-Unis ont même suspendu en 2019 l’importation de feuilles de tabac en provenance du Malawi, à la lumière «d’informations […] qui prouvent hors de tout doute raisonnable» qu’elles ont été produites en recourant au travail forcé. Ces restrictions n’ont été levées qu’au mois de mai de cette année et ce, partiellement.

Le fait est que les gouvernements vont souvent chercher conseil auprès des agences de l’ONU, de sorte qu’il faut aussi que les choses changent à ce niveau. Un signal positif pour le cadre de gouvernance en Afrique serait que l’ensemble du système des Nations Unies puisse arriver au consensus de rejeter tout partenariat ou association avec l’industrie du tabac et ses groupes de façade, y compris au sein du Pacte mondial des Nations Unies dont l’ECLT est toujours membre. Les directives existent, les agences de l’ONU doivent simplement les mettre en œuvre.

Faute d’actions proactives de la part des agences des Nations Unies, les défenseurs de la santé doivent souvent se contenter de n’être porteurs que de messages de changement.

Exclure l’industrie du tabac, y compris l’ECLT

Des efforts sont en cours pour exclure l’ECLT et l’empêcher de participer au Pacte mondial des Nations Unies, dont l’objectif est de soutenir les entreprises qui mènent leurs activités de manière responsable et s’efforcent d’atteindre les Objectifs de développement durable.

Après avoir initialement autorisé la participation des fabricants de tabac, le Pacte mondial des Nations Unies les a radiés de sa liste de membres en 2017. La fondation ECLT n’a toutefois pas été exclue. Nombre de militants et militantes avancent que le maintien d’une participation de l’ECLT transgresse les orientations politiques du Pacte, enfreint la Politique type à l’intention des institutions du système des Nations Unies visant à prévenir l’ingérence de l’industrie du tabac, et contrevient à la CCLAT de l’OMS. Pourtant, l’ECLT est toujours membre du Pacte et continue d’organiser ses activités et de promouvoir ses messages pour souligner l’Année internationale pour l’élimination du travail des enfants.

Si l’on souhaite offrir un meilleur avenir aux enfants d’Afrique et des autres régions productrices de tabac, il est essentiel que les gouvernements nationaux cessent d’accepter que les enfants travaillent dans les champs de tabac et qu’ils tâchent d’amener l’industrie à rendre des comptes.

Les gouvernements et le système des Nations Unies doivent rejeter les offres de partenariat de l’industrie du tabac et refuser leurs dons. Cela concerne en particulier la fondation ECLT, qui doit être traitée pour ce qu’elle est: un écran de fumée au service des tactiques de relations publiques de l’industrie du tabac. L’ECLT ne mérite pas qu’on lui accorde quelque légitimité que ce soit sur la scène africaine ou internationale.

Source: DEVEX

Leonce Dieudonné Sessou

 

Léonce Dieudonné Sessou est le Secrétaire Exécutif de l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique, qui se consacre à prévenir une épidémie de tabagisme en Afrique. Léonce supervise les interventions de l’alliance en portant conseil aux organisations de la société civile qui ont entrepris de surveiller, exposer et dénoncer l’ingérence de l’industrie du tabac. Il coordonne actuellement des initiatives d’intervention et de suivi dans 15 pays afin de soutenir la mise en œuvre de politiques conformes à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac.


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