Élèves fumeurs de chicha : Quand la scolarité brûle dans le narguilé

Le tabagisme et la consommation de drogue chez les élèves inquiètent déjà. Mais le fléau prend des proportions inattendues avec l’assurance déconcertante qu’ils prennent à consommer ces substances nocives sur les terrasses des bars à chicha.
Les élèves du primaire, du secondaire et du supérieur ne se cachent plus pour consommer la drogue et le tabac. Les bars à chicha, les restaurants, les maquis et les grandes surfaces leur offrent l’opportunité de consommer leur drogue au vu et au su de tout le monde. C’est J-M Kouassi, élève admis en classe de 5e et âgé de 13 ans, qui nous vend la mèche. Il nous explique qu’il a commencé à « vapoter » au grain avec des personnes plus âgées de son quartier à Yopougon-Selmer où il réside avec ses parents.

“Actuellement, nous organisons nos propres chichas parties entre nous, sans les vieux-pères (grands frères, ndlr)”, lance-t-il fièrement. J-M Kouassi indique également qu’il a participé à sa première chicha partie sur invitation en ligne. Lorsque nous nous rendons sur des sites Internet qui font la promotion des chichas parties, nous constatons qu’il faut juste répondre par l’affirmative à la question de savoir si vous êtes en âge de fumer, sans aucune vérification. Nous avons également visité plusieurs pages Facebook qui lancent des invitations à des chichas parties.

Relativement à l’usage de la drogue parmi des substances, J-M Kouassi n’a pas souhaité aller plus loin. Par contre, A. Coulibaly, son camarade de classe âgé de 14 ans, est un peu plus bavard. Il nous indique que le rendez-vous est pris à l’avance avec une personne qui se charge de faire la composition. Cela, sans préciser s’il s’agit du gérant du bar à chicha ou d’un intermédiaire extérieur. « Nous préparons tout à l’avance. En arrivant à la chicha partie, chacun de nous sait à quoi s’attendre. Parce que la composition du contenu est connu de tous », explique-t-il. A. Coulibaly ajoute que chacun, généralement une dizaine de participants, paie au préalable la somme de 5000 Fcfa arrêtée d’un commun accord.

Malgré la machine qui semble bien huilée, les deux jeunes gens ignorent beaucoup sur l’effet du narguilé sur la santé. Parce qu’à la question de savoir si la chicha est dangereuse, ils relativisent et pensent que le liquide de rafraîchissement a un impact réducteur sur la fumée aspirée. « Je ne sais pas trop… mais je sais que l’eau change la composition chimique de la fumée et neutralise les particules dangereuses pour la santé », lance J-M Kouassi, avec beaucoup d’hésitation.

Ils sont donc surpris de ce que la fumée issue de la combustion de près de 4000 substances chimiques émises, à savoir la nicotine, le goudron, le monoxyde de carbone, le cobalt, le chrome, le plomb, etc., « dont 27 substances carcinogènes ou probablement carcinogènes qui ont été mises en évidence dans l’aérosol de chicha », selon Dr Nestor Koffi, chargé d’études et chef du service communication du Programme national de lutte contre le tabagisme, l’alcoolisme et les autres addictions (Pnlta).

« Lorsque vous faites une session de chicha, c’est comme si vous fumiez deux paquets de cigarettes. Une séance de chicha de 45 minutes, c’est l’équivalent de 1,5 cigarette si l’on compare la teneur en nicotine, de 20 cigarettes en termes de production de monoxyde de carbone, de 26 cigarettes pour la production de goudron et de 40 cigarettes si on compare le volume de fumée avalée ». Cette donnée plus qu’inquiétante est issue de l’article de la journaliste Anne-Sophie Glover-Bondeau et de Dr Jean-François Etter, professeur de santé publique à l’Institut de santé globale (Isg) de la faculté de médecine de l’Université de Genève en Suisse, publié le 3 février 2021 sur le site Internet Passeportsanté.net. Au Pnlta, l’on estime que la bouffée de chicha peut équivaloir à davantage de cigarettes.

La désillusion après la dissipation de la fumée…

Après les nuits chaudes à fumer le narguilé, le réveil est brutal pour bon nombre d’élèves qui s’y adonnent. En plus des conséquences connues du tabagisme classique et de la consommation de drogue sur les études, les difficultés de concentration sont renforcées. D’autant plus que les affinités qui se créent entre élèves autour des chichas parties ne sont en rien propices aux études. S. Cissé, élève de 16 ans en classe de 2nd, résidant à Cocody-Angré, est formel : « Franchement, nous ne discutons pas des cours. Quand nous parlons de l’école, c’est généralement des relations avec les enseignants, des potins et rumeurs qui circulent ». L’effet est même contre la bonne marche des études, confesse J. Ablé, son amie en classe de 3e et âgée de 14 ans. « Quand on se retrouve, c’est justement pour oublier le stress lié aux études. Mais en réalité, on oublie les études au point que tu es rapidement rappelé à l’ordre quand tu évoques le sujet », souligne-t-elle.

Les conséquences de la chicha sur les études ont été plus graves pour M. Kossonou, ancienne élève, depuis quelques mois puisque son père a décidé de mettre fin au paiement de ses cours du fait de son goût de plus en plus prononcé pour les chichas parties. La jeune fille qui vit à Adjamé-Williamsville dit compter sur une médiation de sa mère pour réintégrer le système scolaire. Mais elle reconnaît que la chicha a accéléré la détérioration de ses relations avec ses géniteurs. « Mes parents semblaient tolérer mon tabagisme, discret, tant que je continuais à obtenir de bons résultats. Mais je comprends que ce sont les chichas parties, le bruit qu’on fait autour et le relâchement dans les études qui ont amené mon père à agir ainsi », reconnaît-elle. Au dire de M. Kossonou, c’est également la présence de réseaux de proxénétisme dans les bars que le groupe fréquente qui en a rajouté à la déception de ses parents.

C. Ballo, son ancien professeur de mathématiques confirme que « c’est avec son entrée dans les groupes de jeunes qui organisent régulièrement des chichas parties que nous avons véritablement ressenti une forte régression au niveau de ses résultats ». L’enseignant explique que la jeune fille apparaissait de plus en plus fatiguée et distraite pendant les cours. Ce sont les mêmes raisons qui expliquent le décrochage du système scolaire que vit C. Diomandé, âgé de 17 ans. À Marcory-Socogi où il réside, certains de ses amis l’appellent « Diom la chicha » parce qu’il s’est fait connaître dans l’organisation de parties de chicha. Il reconnaît que le fait de fumer la chicha n’a eu qu’un effet néfaste sur sa vie. « Je me suis laissé emporter par les retrouvailles joyeuses avec mes amis autour de cette chose hautement addictogène et je me rends compte aujourd’hui que le narguilé est en train de détruire ma scolarité, ma vie », confesse-t-il.

********************************************************
Les bars et maquis se défendent…

Les tenanciers de bars et de maquis disent représenter l’écran de fumée qui cache les vrais promoteurs de ce fléau. Serge Bri, président du Mouvement des opérateurs économiques des établissements de nuit et des débits de boisson (Mopetdb) réfute « le cliché qui veut faire de leurs entreprises des lieux de promotion de la consommation de chicha par les élèves ».

Il indique que les enfants fument la chicha au vu et au su de tout le monde dans les grandes surfaces, les restaurants, etc. « Les grandes enseignes ont toutes des fumoirs de chicha au sein des boutiques, où les élèves peuvent aller payer pour fumer sans être inquiétés. Cela, en présence des plus jeunes qui accompagnent leurs parents pendant les emplettes », soutient-il.

Serge Bri indique que les bars et maquis suivent la mode. Il nous renvoie donc au décret d’interdiction de fumer dans les lieux publics et sa mise en application.

Quant à Josué Gnahoua, président de l’Association des bars et maquis, il va plus loin en indiquant que les membres de sa structure sont opposés à l’installation du narguilé dans leurs établissements. « Parce que c’est désagréable pour nos clients et nous. Même cela peut paraître comme un manque à gagner. Mais en réalité, cela ne peut même pas permettre de payer le loyer », explique-t-il.

Josué Gnahoua souligne qu’en fait, les fumeurs de chicha ne consomment que cela sans consommer les mets et boissons qui constituent le cœur de l’activité.

De l’inexistence de données statistiques…

Même si la Direction de la mutualité et des œuvres sociales en milieu scolaire (Dmoss) du ministère de l’Éducation nationale et de l’Alphabétisation ne dispose pas encore de données statistiques sur le nombre d’élèves usagers du narguilé et de son impact, l’idée de mener une enquête intéresse.

De façon empirique, l’exposition du narguilé et son usage dans les glaciers en présence des enfants accompagnés de leurs parents finissent de convaincre les plus jeunes de ce que la chicha est inoffensive.

À la Dmoss, l’on est donc conscient de l’aisance qu’ont désormais les élèves à consommer la drogue au vu et au su de tout le monde sans être inquiétés. Mais l’on est hésitant parce que les projets de ce type ne sont pas systématiquement soutenus parce que la question du financement rebute les autorités.

Joseph Guessan Bi, chef du service de lutte contre la drogue à la Dmoss, en sait quelque chose. « Parfois, les partenaires techniques et financiers peuvent accompagner le projet sans que vous n’ayez à débourser grand-chose. Mais cela n’est pas toujours su », indique-t-il.

Toutefois, il ambitionne de proposer une étude sur la question, à l’effet de doter l’État de moyens d’anticiper sur ce phénomène. Parce qu’au dire d’Annick Patricia Kouamé, son adjointe, il est plus que jamais temps de changer de méthode et de s’imprégner de ce qui se fait de meilleur en matière de prévention et de sensibilisation.

« Il faut sortir de l’habitude que nous avons d’exposer le fléau aux plus jeunes, au risque de leur donner envie de découvrir en s’y adonnant. Notamment de présenter les différents produits stupéfiants ou de faire témoigner des anciens toxicomanes. Il faut plutôt travailler sur les outils qui permettent à l’enfant de s’abstenir », souligne-t-elle.

Quelle est votre analyse de l’impact du narguilé sur l’élève, la famille…la société, notamment en ce qui concerne le dividende démographique ?

Si nous partons du principe que le dividende démographique est “la croissance économique liée à l’évolution de la pyramide des âges d’une population”, fumer la chicha pour un élève fait partie de ce qu’il est aujourd’hui connu sous le nom de délinquance juvénile. Alors, lorsqu’un élève se met à fumer la chicha, il s’expose à des problèmes de santé comme le risque de cancer, de bronchites chroniques et de maladies cardio-vasculaires d’après les spécialistes. Il ne faut pas s’y tromper, une seule bouffée de narguilé contient autant de fumée qu’une cigarette entière tandis qu’une séance équivaut à fumer entre 20 et 30 cigarettes. Donc, en termes de dividende démographique, étant donné que les élèves sont appelés à participer à la production économique, s’ils s’exposent à la délinquance et aux risques de santé en fumant la chicha, ils représenteront un poids économique et financier, et parfois un danger pour leurs familles, l’État et la société tout entière.

Comment percevez-vous la responsabilité des autorités politiques et administratives dans cette situation ?

Dans cette situation, on peut à priori indexer les autorités administratives, politiques et éducatives qu’on pourrait accuser de ne pas suffisamment sensibiliser les élèves aux dangers liés à ce phénomène. Et même de procéder par la dissuasion et la répression. Mais comme dans le cas de la cigarette, ce fait social relance le débat sur le rôle et la responsabilité des parents dans l’éducation de leurs enfants. Aujourd’hui, pris dans le tourbillon de leurs activités professionnelles, plusieurs parents n’ont pas le temps d’éduquer proprement leurs enfants. Or, l’enfant a besoin de l’autorité parentale qui, même si elle est contraignante, s’avère nécessaire, car c’est dans la famille que l’enfant s’initie aux vertus humaines et sociales. Alors, si la cellule familiale est inapte à jouer son rôle, il va sans dire que l’enfant est livré à lui-même et comme la nature a horreur du vide, ce sont ses camarades et amis qui vont faire office de parents. Or, que peut conseiller un adolescent en proie aux mêmes difficultés à un de ses pairs ?

Quelle lecture faites-vous de l’entrée de ce phénomène d’origine orientale dans nos mœurs ?

J’ai connu la chicha par le biais d’un ami français lorsque j’étais au Japon en 2008. Bien avant cette date, j’ai découvert le terme narguilé dans “Les mille et une nuits”. Mais c’est lors de mon séjour nippon que j’en ai vu pour de vrai, mais pas à Abidjan ni à Bouaké.

Aujourd’hui, la chicha fait partie des habitudes de plusieurs jeunes. Pourquoi un tel succès pour une mœurs principalement orientale ?

D’abord, il faut considérer l’influence culturelle des films et feuilletons diffusés à longueur de journée à la télévision présentant des acteurs auxquels certains jeunes veulent s’identifier. Ensuite, il y a le phénomène d’imitation qui voudrait que celui qui peut se permettre de fumer la chicha a l’air “classe”, car ne fume pas le narguilé qui veut. Enfin, il y a la multiplication des restaurants ou endroits dédiés où les jeunes peuvent fumer la chicha sans être inquiétés.

Comment entrevoyez-vous les perspectives à court et moyen termes, relativement à l’impact du narguilé dans la société ivoirienne ?

Si l’État et les autorités éducatives ne prennent pas de mesures vigoureuses pour attirer l’attention des élèves et des parents sur ce phénomène et finalement le réprimer, le risque de le voir s’étendre est grand. Car comme la drogue, sa consommation est addictive et le manque peut conduire le fumeur à s’adonner au banditisme ou à la criminalité pour satisfaire ce besoin pressant, sans mentionner les problèmes de santé, de perte de capital humain et économique.


Donate

$