Tall Lacina (Président du ROCTA-CI) prévient : « Le gouvernement ivoirien est pris au piège de l’industrie du tabac »

Tall Lacina (Président du ROCTA-CI) prévient : « Le gouvernement ivoirien est pris au piège de l’industrie du tabac »

Dans cette interview accordée à satelliteinfos.net, le 17 octobre 2022 à Abidjan, Tall Lacina, président du Conseil d’administration du Réseau des ONG actives pour le Contrôle du Tabac en Côte d’Ivoire (ROCTA-CI) tire la sonnette d’alarme face à la prolifération des nouveaux produits du tabac et à l’ingérence croissante des firmes du tabac dans la lutte en Côte d’Ivoire.

Satelitteinfo : Le gouvernement ivoirien se félicite des avancées dans la lutte anti-tabac. Comment expliquez-vous cet enthousiasme?
Tall Lcaina : Les autorités ivoiriennes ont consenti de nombreux efforts dans la mise en œuvre des politiques de lutte anti-tabac. On peut citer comme acquis, la ratification de la Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT) en 2010. La ratification du protocole sur l’élimination du commerce illicite des produits du tabac en 2016. L’adoption d’un décret portant interdiction de fumer dans les lieux publics et les transports en commun en 2012. L’adoption d’une loi anti-tabac en 2019 et de textes réglementaires sur la politique de la santé publique. Des textes dont certaines dispositions préconisent une taxation plus contraignante pour le tabac et les produits émergents du tabac. Malgré ces efforts, le résultat sur le terrain est mitigé.

Pourquoi ?
La lutte piétine car les populations n’ont pas une bonne connaissance des dispositions règlementaires relatives à la lutte anti-tabac. Conséquence, on fume partout au mépris du décret d’interdiction de fumer dans les espaces publics et les transports en commun. La commercialisation à l’unité de la cigarette continue. La vente des e-cigarettes, des chichas et la création des espaces chichas prolifèrent dans toutes les grandes villes du pays au su des pouvoirs publics. Tout ceci en violation du chapitre 2 de la loi anti-tabac sur la production et la commercialisation du tabac et des nouveaux produits du tabac. La Côte d’Ivoire continue d’être le mauvais élève de la sous–région ouest africaine avec un taux de taxation de 47% sur les produits du tabac. Un taux en deça de la norme minimale de 50% préconisée par les directives de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA). Malheureusement, l’industrie du tabac continue de fait croire au gouvernement qu’une hausse des taxes sur ses produits baissera les recettes fiscales de l’Etat et favorisera la contrebande de ses produits. Ce qui est faux. Car les recettes générées par l’industrie du tabac sont minimes (18 milliards de Fcfa soit 1 % du produit interieur brut ivoirien contre 28 milliards de Fcfa que l’Etat de Côte d’Ivoire dépense pour soigner les malades du fait du tabac soit une perte sèche de 10 milliards pour l’Etat ivoirien Ndlr).

Quelle lecture faites-vous de ce tableau sombre?
Ce tableau peu réluisant est l’expression d’une prise d’otage des autorités ivoiriennes par l’industrie du tabac qui multiplie les initiatives pour freiner la mise en application des textes reglementaires et législatifs en matière de lutte anti-tabac.

En quoi l’industrie du tabac est-elle responsable du non-respect de la loi anti-tabac en Côte d’Ivoire ?
L’Industrie du tabac n’agit pas directement pour freiner l’application de la loi anti-tabac ou des autres décrets. Les firmes du tabac passent par des alliés qui peuvent être des entreprises ou des personnes pour interférer dans la mise en application des textes réglementaires relatifs à la lutte anti-tabac. De plus en plus, on constate que l’industrie du tabac travaille à la prolifération des nouveaux produits du tabac tels que les cigarettes électroniques et la chicha. Par des campagnes publicitaires subtiles et des stratégies de désinformation sur la toxicité des produits émergents du tabac, l’industrie du tabac présente ces nouveaux produits comme des accessoires moins-nocifs, chics et tendances pour la jeunesse. Ce qui est faux, car selon des études, la chicha et les cigarettes électroniques sont 10 fois plus toxiques que la cigarette classique.

On sait que l’indusrie du tabac viole constament l’article 5.3 de la CCLAT qui demande aux Etats parties de ne pas associer les firmes du tabac dans la mise en place de leur politique anti-tabac. Quelle analyse en faites-vous ?

Malheureusement l’industrie du tabac propose des textes de loi, des projets d’arrêté et des textes règlementaires au gouvernement. Le cas le plus récent est l’ingérence flagrante de l’industrie du tabac dans la mise en œuvre du système harmonisé de suivi et de traçabilité des produits du tabac. Cette initiative de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a été bloquée par l’industrie du tabac en Côte d’Ivoire. En effet, par l’entremise de la Confédération Générale des Entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), l’industrie du tabac a signifié qu’elle n’avait pas été consultée pour l’élaboration de ce projet. Elle a exigé à être associée à cette initiative. Conséquence, on ne parle plus de ce projet de directive de la CEDEAO. On a compris que c’était une manière dilatoire de bloquer le processus de mise en place du système de suivi et de traçabilité. Comme pour garder la main sur le dossier, paradoxalement, cette même industrie propose aujourd’hui aux autorités ivoiriennes un système de suivi et de traçabilité ( système Codentify, developpé et breveté par philip MorRis International Ndrl) pourtant jugé défaillant par plusieurs organisations de la société civile et des experts de la lutte anti-tabac.

La Confédération Générale des Entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) semble être une belle couverture pour l’industrie du tabac ?
Oui. Puisque sous la couverture de la CGECI, l’industrie du tabac sollicite des avantages auprès des pouvoirs publics en Côte d’Ivoire comme des exonérations fiscales. A preuve, lors de la crise de la COVID 19 qui a frappé de plein fouet les entreprises ivoiriennes, l’industrie du tabac s’est fondue dans les doléances faites par les Grandes entreprises de Côte d’Ivoire en vue d’obtenir des allégements fiscaux et un soutien financier du gouvernement ivoirien. Un fait qui est contraire à la politique de taxation encouragée par la CCLAT qui réclame une taxation plus forte des produits du tabac.

On sait que des hommes influents grippent la machine de la lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire. Quel est leur niveau d’intervention ?
Certains industriels aux carnets d’adresses bien fournis sont encore très actifs. Fin 2018, alors que le ministère du Budget travaillait à l’augmentation des taxes sur l’annexe fiscale de 2019, plusieurs entreprises au nombre desquelles l’industrie du tabac se sont opposées à cette décision du gouvernement. Pour sortir de ce bras de fer entre le gouvernement et la CGECI, des négociations avaient été engagées. Simple hasard ou chose planifiée, Pierre Magne, Président directeur général (Pdg) de la Société ivoirienne des tabacs (Sitab) et vice-président de la CGECI avait été désigné par ses pairs pour conduit la négociation. L’Influence politique de cet industriel du tabac a permi aux Grandes entrepsies d’obtenir le maintien de la fiscalité de toutes les entreprises y compris des firmes du tabac.

L’intimidation est egalement l’une des stratégie de l’industrie du tabac ?
L’intimidation fait partie aussi de la stratégie de l’industrie du tabac. En effet, les industriels du tabac n’ayant pu empêcher la prise du decret portant interdiction de fumer dans les lieux publics et les espaces en commun en 2012, ont assigné en justice l’Etat de Côte d’Ivoire pour excès de pouvoir. Le cabinet d’avocats recruté par les firmes du tabac a été debouté par la Cour Suprême.

Outre cette pratique d’ingérence, quels sont les autres moyens utilisés par l’industrie du tabac ?
L’industrie du tabac essaie egalement de manipuler des députés pour faire obstacle à l’adoption des textes réglementaires relatifs à la lutte anti-tabac. On se souvient qu’en 2019, alors que le Parlement Ivoirien s’apprêtait à adopter la loi anti-tabac, l’industrie du tabac avait invité des deputés à un voyage dit « de visite des sites de fabrication des produits du tabac » en Suisse. A la vérité, c’était un voyage de « séduction » pour appater ces élus du peuple afin qu’ils s’opposent à l’adoption de la loi anti-tabac. Heureusement, nous avons été vigilants pour mettre en déroute ces parlementaires et la loi a été adoptée en 2019. Aussi, l’industrie du tabac cherche constamment à redorer son image en organisant des cérémonies où les pouvoirs publics sont invités. Elle (l’industrie du tabac) fait des dons tous azimuts et parraine certaines activités, surtout lors de la journée mondiale contre le paludisme. Autant d’actions à caractère social qui visent à faire la publicité subtile et polir l’image des firmes du tabac auprès des décideurs et de la population.

Qu’est ce que vous faites pour stopper l’industrie du tabac dans sa lancée ?
Nous avons initié une évalution de l’aricle 5.3 de la CCLAT pour surveiller et denoncer l’ingérence de l’industrie du tabac dans la lutte en Côte d’Ivoire. C’est un outil d’évaluation qui permet de vérifier un certain nombre d’indicateurs relatifs à l’ingérence sous toutes ses formes. En évaluant cet outil, nous avons pu affecter des points à chaque indicateur. Ce qui nous permet de classer la Côte d’Ivoire 5ème sur 14 pays sur les questions d’ingérence de l’industrie du tabac dans ladite lutte.

Concrétement, comment cet outil peut-il freiner cette ingérence croissante de l’industrie du tabac dans la lutte ?
Cet outil nous a permis de faire des recomandations aux pouvoirs publics et des pladoyers. Nous avons proposé au gouvernement la création d’un comité inter-ministériel pour une synergie des actions sur le terrain et un partage de données. Nous avons demandé au ministre en charge de la bonne gouvernance de mettre en place une procédure concernant les relations avec l’industrie du tabac ainsi que la mise en place d’un code de bonne conduite des agents de l’Etat vis-à-vis de l’industrie du tabac. Enfin, nous avons demandé et continuons de plaider pour la vulgarisation de la loi anti-tabac et de tous les décrets relatifs à la lutte anti-tabac, notamment le décret de fumer dans les lieux publics et les transports en commun.

Interview réalisée par Dimitri Agoutsi

Source: https://satelliteinfos.net/


Donate

$