Lutte anti-tabac /Mises en garde sanitaires: Quand le sommet de l’Etat ivoirien joue le jeu de l’industrie du tabac

La Côte d’Ivoire s’est dotée d’une loi anti-tabac en 2019 conformément aux recommandations de la Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac (CCLAT). Une des dispositions importantes de cette loi encourage les mises en garde sanitaires. C’est-à-dire, la loi donne l’autorisation au Ministère de la Santé de l’Hygiène publique et de la Couverture maladie universelle, d’apposer sur les paquets de cigarettes des images accompagnées d’un texte décrivant les effets nocifs du tabagisme et de l’exposition à la fumée. « Les mises en garde sanitaires doivent couvrir au minimum 70% des faces principales (des paquets de cigarette Ndlr) en recto-verso. Les modalités de mise en application des mises en garde sanitaires, de conditionnement et d’étiquetage ainsi que les conditions de commercialisation du tabac et des produits du tabac sont fixés par voie réglementaire », précise l’article 11 de la loi anti-tabac ivoirienne. On le voit, ladite loi autorise les pouvoirs publics en charge de la santé des ivoiriens à utiliser plus de 70% de la surface des paquets de cigarette pour la mise en œuvre des mises en garde sanitaires. « Nous allons proposer 90% vu que la loi nous autorise. En plus, nous voulons donner un message fort à l’industrie du tabac et faire de la Côte d’Ivoire un exemple en la matière en Afrique », affirmait enthousiaste, le Directeur Coordonnateur du Programme National de Lutte contre Tabagisme, l’Alcoolisme et les autres addictions (PNLTA), en marge d’un atelier de réflexion sur le conditionnement neutre et les mises en garde sanitaires, le 9 août 2022. Deux mois plus tard, l’enthousiasme au PNLTA a laissé place à l’incompréhension. La raison, le texte envoyé au Secrétariat général du gouvernement avec la proposition de 90% d’occupation des paquets de cigarette pour les mises en garde sanitaires a été modifié et signé par le chef de l’Etat avec 70% d’occupation. Et cela, sans aviser les ministères techniques qui ont travaillé des mois sur le dossier.

Incompréhension au PNLTA et des ONGs de lutte anti-tabac
La déception se lit sur les visages au PNLTA. Même si personne n’ose le dire ouvertement, tous savent que l’industrie du tabac vient de remporter une petite victoire avec la signature de ce texte d’application qui bat en brèche les propositions du ministère de la Santé et de ses partenaires techniques. « Personne ne sait ce qui s’est vraiment passé. Nous avons juste eu écho de ce que l’industrie du tabac a approché des personnalités au sommet de l’Etat pour exiger que le texte d’application relatif aux mises en garde sanitaires s’en tienne au 70% mentionné dans l’article 11 de la loi anti-tabac. En dehors de cela, nous n’avions eu aucune explication. On a tous constaté que les 90% de couverture d’espace proposé ont été rejetés. Sûrement que le ministère du Commerce et de l’Industrie qui a proposé ce texte avec notre collaboration saura vous donner les raisons de cette situation triste pour la lutte anti-tabac », a affirmé, peinée Mme Sébastienne N’Guessan, chef de service réglementation au PNLTA, dans un entretien le 10 octobre 2022 à Abidjan.

Avant de révéler : « Nous recevons constamment des courriers de l’industrie du tabac. Les firmes du tabac réclament des droits qu’elles n’ont pas. Elles veulent être associées aux prises de décision en matière de réglementation de la lutte anti-tabac. Nous sommes un programme responsable, donc nous faisons fi de leur demande. De toute les façons, c’est de bonne guerre, chacun défend ses intérêts », soutient Mme Sébastienne N’Guessan. Même son de cloche au sein des ONG, on ne comprend pas la signature de ce texte qui rejette les propositions des acteurs clés de la lutte anti-tabac. « Le Ministère du Commerce qui a revendiqué la paternité de ce texte d’application et obtenu sa rédaction au forceps semble jouer un jeu trouble, surtout quand on sait ses accointances avec la Confédération Générale des Entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI, un puissant outil de pression de l’industrie du tabac Ndlr). Il n’est pas à exclure qu’au moment de transmettre le texte final au Secrétariat général du gouvernement, le ministère du Commerce ait subi la pression de la CGECI et modifier le texte final », accuse Zio Parfait, journaliste et secrétaire exécutif du Réseau des journalistes engagés dans la lutte anti-tabac en milieu scolaire et universitaire (RECLTASU). Avant de justifier ses accusations : « Lors du choix du système de suivi et de traçabilité, on a tous été surpris de voir le ministère du Commerce prendre le devant des choses et soutenir le choix du système Codentify proposé par Philip Morris. Or, ce système contient des failles connues de tous, car déjà expérimenté au Burkina Faso. Heureusement, les vives contestations du ministère de la Santé et des Ongs ont abouti à la mise à l’écart de ce système et à une réforme profonde du comité technique interministériel en charge de la mise en œuvre du système de suivi et de traçabilité des produits du tabac. Des mauvais signaux qui ont entaché la sincérité du ministère du Commerce et de l’Industrie dans la lutte anti-tabac en Côte d’Ivoire», se justifie le Secrétaire exécutif du RECLTASU.

Le ministère du Commerce et de l’Industrie se défend
On semble être aussi dans l’incompréhension au sein du ministère ivoirien du commerce. Nous avons validé ce texte après 3 jours d’atelier avec tous les ministères impliqués dans ce dossier. Ensuite, le texte comportant les 90% a été envoyé en Conseil de gouvernement puis adopté en conseil des ministres. Confiant, nous avons transmis le texte final au secrétariat général du gouvernement pour la signature par le chef de l’Etat. Avant la signature de ce texte, nous avons travaillé avec le PNLTA pour produire un document justifiant le choix des 90%, vu que la loi nous y autorisait. A notre grande surprise, le texte a été signé par le Président de la République avec la mention de 70% d’occupation pour les mises en garde sanitaires. Notre hiérarchie nous a juste signifié que le taux d’occupation allait progressivement évoluer sans d’autre explication », a affirmé M Ouattara Nouho, Directeur des Affaires juridiques et du contentieux au ministère du Commerce, joint le mardi 17 octobre 2022. Avant de répondre aux accusations portées contre son ministère. « Le ministère du Commerce ne peut pas porter un texte et jouer en même temps le jeu de l’industrie du tabac. Soyons logique ! Nous avons travaillé à l’élaboration de ce texte avec tous les ministères impliqués dans cette phase de la lutte anti-tabac. Nous avons suivi le processus normal, hélas, on a tous été surpris de voir le texte final signé avec les 70%. Ceux qui nous accusent doivent plutôt aller poser la question au Secrétariat général du gouvernement ou au chef de l’Etat Alassane Ouattara qui a signé ce texte réglementaire. A défaut, que ceux qui ont des preuves de notre accointance avec l’industrie du tabac les brandissent », a lancé M. Ouattara Nouho.

Personne n’ose indexer l’industrie du tabac
Alors que les acteurs de la société civile accusent ouvertement l’industrie du tabac d’ingérence dans la modification intervenue lors de la signature du texte réglementaire relatif aux mises en garde sanitaires, les sources étatiques, elles, gardent le silence ou se veulent peu bavardes. « Je ne saurais vous dire si l’industrie du tabac tire les ficelles dans cette affaire. Nous avons joué pleinement et en toute transparence notre partition », indique le Directeur du service juridique du ministère du Commerce. Au PNLTA, c’est la même réaction. On fait la fine bouche. « La mise en œuvre de la loi anti-tabac prise depuis 2019 piétine car plusieurs textes d’application sont en souffrance et peinent à être signés. Cela veut dire beaucoup de choses…», confesse à demi-mot Dr Koffi Nestor chef de service Information, Education et Communication au PNLTA.

Dans les alcanes de secrétariat général du gouvernement, on préfère garder le silence malgré notre insistance. Mais de sources concordantes provenant du ministère de la Santé, l’industrie du tabac aurait demandé au secrétariat général du gouvernement, de s’en tenir au 70% voulu par la loi. Et que toute autre manœuvre s’apparenterait à un abus de pouvoir. Ce qui exposerait l’Etat ivoirien à une assignation en justice. Une autre source au sein des ONGs de lutte anti-tabac révèle que l’industrie du tabac comme à son habitude aurait activé la Confédération Générale des Entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI) pour plaider auprès de la Primature pour le maintient des 70% d’occupation des façades recto-verso des paquets de cigarettes. La même source indique qu’une réunion de haut niveau entre les firmes du tabac portées par la CGECI et des personnalités influentes du gouvernement aurait eu lieu à l’insu du Programme national de lutte anti-tabac.

Dimitri Agoutsi
Ces arguments ‘’Bidons’’ de l’industrie du tabac
Fidèles à leur stratégie d’intimidation, les firmes du tabac menacent d’assigner en justice les gouvernements en prétextant que de grands avertissements sanitaires graphiques violent le droit de propriété des fabricants de tabac, y compris la protection des marques ainsi que la législation d’un pays signataire de traités internationaux sur le commerce et la propriété intellectuelle. Les compagnies de tabac accusent également les pays en phase d’appliquer les mesures de mises en garde sanitaires, de réduire la valeur de leur propriété privée. Aussi, les industriels du tabac argumentent difficilement qu’il leur nécessiterait plus de temps que prévu par la loi, pour mettre en œuvre les avertissements sanitaires graphiques. Enfin, les compagnies de tabac tentent de faire croire aux autorités de nombreux pays, que rien ne prouve que les avertissements graphiques soient efficaces. Autant d’arguments qui ne tiennent pas au regard des vérités contenues dans la CCLAT et des victoires judiciaires de plusieurs pays sur l’industrie du tabac.

La vérité que masque l’industrie du tabac
La recherche a démontré que les grands avertissements graphiques amènent les fumeurs à fumer moins de cigarettes, à éviter de fumer devant des enfants et les femmes enceintes et à fumer moins à la maison. Aussi, les mises en gardes sanitaires augmentent les connaissances sur les risques au tabagisme et convainquent les fumeurs à cesser de fumer. S’agissant des menaces judiciaires brandies constamment par l’Industrie du tabac, cela s’apparente à une forme de chantage sans fondement. Car les parties à la CCLAT sont guidées par le principe selon lequel toute personne devrait être informée des conséquences sur sa santé, de la nature dépendogène et de la menace mortelle causée par la consommation de tabac et l’exposition à la fumée du tabac. En application de ce principe, l’article 11 de la CCLAT oblige les parties à adopter et à mettre en œuvre dans les trois ans suivant l’entrée en vigueur du traité dans leur pays, de grands, clairs, visibles et lisibles avertissements sanitaires qui incluent des images. Egalement, dans plusieurs pays comme au Kenya en 2016, l’industrie du tabac a vu ses plaintes relatives aux mises en gardes sanitaires rejetées par les tribunaux.
Dimitri Agoutsi

Source: satelliteinfos.net


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