Tabac : les systèmes de traçabilité efficaces assureraient la souveraineté des États africains

D’après de récentes enquêtes de l’association OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project), de forts soupçons pèsent sur les activités du magnat Apollinaire Compaoré, qui organiserait une partie de la contrebande du tabac en Afrique de l’Ouest, malgré ses nombreuses dénégations par médias interposés. Jusqu’où ira le lobby du tabac pour mettre l’Afrique sous coupe réglée ? Les marchés du tabac et les activités terroristes étant parfois intrinsèquement liés dans la région, le chaînon manquant semble bien être les systèmes de traçabilité.

Les fabricants de tabac seraient attirés par les perspectives de développement commercial très attractives offertes par la jeunesse de ses habitants et la progression inéluctable de leur pouvoir d’achat. D’après la journaliste Léa Delfolle dans Jeune Afrique, le tabagisme va exploser en Afrique en 2025, selon l’OMS, à moins que les États africains ne parviennent à juguler sa consommation ?

Les soupçons de contrebande de tabac organisé au Sahel

Alors que le Sahel souffre de la violence de groupes terroristes qui minent la souveraineté des États de la région, l’industrie du tabac a fait de l’Afrique une de ses cibles prioritaires, et ne reculerait devant aucun débouché. La contrebande de tabac, endémique et dont la provenance est établie, offre aux groupes criminels des capacités de financement qui dégradent davantage la situation déjà délétère de la région. Depuis Mokthar Belmokhtar, déjà surnommé « Mr Marlboro » dans les années 1990 par les services de renseignements algériens en raison du supposé financement de ses activités, organisés par le trafic de cigarettes éponymes, aucune politique n’aurait vraiment changé cette situation.

Pourtant, alors que ces réseaux sont identifiés et les mettent directement en cause, les majors du tabac, qui affirment dans les médias respecter les politiques inclusives pour les femmes ou les minorités, de leur investissement en responsabilité sociale des entreprises ou de leurs efforts de compliance, ne sont pas en mesure de cesser d’alimenter des réseaux qui non seulement les enrichissent, mais enrichissent également criminels et terroristes.

Une contrebande de tabac provenant directement des usines des géants du tabac ?

Toujours selon l’OCCRP, certaines majors du tabac auraient élaboré, directement ou indirectement, un système parallèle d’approvisionnement de tabac pour éviter les politiques de santé publique mises en œuvre par les États. British American Tobacco (BAT), par exemple, alimenterait les marchés de contrebande de l’Afrique de l’Ouest. Ses produits seraient notamment transportés en contrebande par le nord du Mali.

Une autre multinationale du tabac, Imperial Tobacco, serait également impliquée, alors que des documents internes à BAT indiqueraient que la multinationale utilise des informateurs pour être tenue au courant des trafics. Les industriels du tabac affirment pour leur part que toutes leurs ventes sont réalisées dans des conditions régulières, à des intervenants déclarés. Pourtant, les produits finissent dans les mains de réseaux terroristes – alors qu’ils affirment déployer des moyens illimités pour cela, comme avec la création du système de traçabilité Codentify, proche des cigarettiers.

Les majors du tabac ne se limitent pas à leurs interventions directes pour assurer leur contrôle des chaînes de distribution dans les États d’Afrique. Ils passeraient aussi par des partenaires commerciaux, qui sont parfois décrits par la société civile comme plus que des partenaires. C’est la cas par exemple d’Inexto.

Inexto : bien plus qu’un partenaire des industriels du tabac dans la traçabilité

Inexto est une entreprise de traçabilité qui a racheté Codentify, un système créé par Philip Morris, puis confié aux 4 multinationales du tabac. Le seul sujet sur lequel ces 4 concurrents, qui se livrent une concurrence féroce par ailleurs, acceptent de travailler ensemble… Preuve de l’intérêt stratégique que revêt le contrôle des chaînes de distribution et le commerce parallèle de tabac ?

Depuis sa création, Inexto est critiquée par l’Organisation Mondiale de la Santé et des associations antitabac pour ses liens supposés avec les fabricants de tabac, ce qu’interdit pourtant l’OMS. Les 4 majors du tabac donneraient leurs instructions aux dirigeants d’Inexto et aligneraient leurs stratégies commerciales lors de réunions mensuelles, alors que ce type d’entente est prohibée par l’article 8 du Protocole de l’OMS « pour éliminer le commerce illicite de tabac », entré en vigueur le 25 septembre 2018.

Si Inexto prétend être indépendant de l’industrie du tabac, aucun marché public reconnu basé sur le Protocole de l’OMS ne lui a été attribué, compte tenu des obligations d’indépendance à l’égard de l’industrie du tabac imposées par droit de l’OMS, et de l’obligation pour les États de contrôler le système de lutte contre les trafics.

Les soupçons sont tels que même en Union Européenne, où un système de lutte contre les trafics est pourtant considéré par ses promoteurs comme non compatible avec le Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite du tabac, Inexto a été empêché de candidater à ces marchés publics. Inexto a également subi un sévère revers au Pakistan lorsque ses liens avec l’industrie du tabac ont été révélés au grand jour par les associations antitabac. Le marché qu’elle avait obtenu a été cassé pour non-conformité avec le Protocole de l’OMS, sur fond de soupçons de corruption.

Les marchés du tabac et les activités terroristes intrinsèquement liés au Sahel

Alors que certains États d’Afrique de l’Ouest se sont fermement opposés à la mise en œuvre du système Codentify comme le Bénin ou le Ghana, d’autres semblent être de nouveau la cible des industriels sous couvert de la structure Inexto. Ainsi au Burkina Faso, où l’entreprise a suscité l’ire des associations de contrôle du tabac pour avoir été choisie. Cette « farce » comme l’a qualifiée l’Association Afrique contre le Tabac (ACONTA) a pourtant été validée par le gouvernement, certes avant que le pays n’ait ratifié le Protocole de l’OMS.

L’industrie du tabac et Inexto s’intéressent également à d’autres pays en Afrique comme le Mali, où le ministère de l’Industrie Haroua Niang a reçu en avril dernier Inexto, pour la présentation des normes Codentify. Après le Tchad, le ministre des Finances du Niger AHmat Jihoud serait aussi courtisé où, selon Hassane Amadou Diallon directeur de Transparency International, la contrebande de tabac est « la première cause d’instabilité et d’insécurité ».

Les marchés du tabac et les activités terroristes sont intrinsèquement liés au Sahel, et le chaînon manquant semble bien être les systèmes de traçabilité. C’est pourquoi l’OMS a défini de façon contraignante ces systèmes en empêchant l’industrie du tabac et ses partenaires dans la traçabilité de se charger de missions si sensibles. Bailleurs de fonds, institutions internationales (Fond Monétaire International ou Banque Mondiale), toutes ont publié des rapports sur les bonnes pratiques du contrôle du tabac, aucune ne retenant le système conçu par l’industrie du tabac.

Alors que la deuxième Réunion des Parties au Protocole de l’OMS se déroulera fin 2021 aux Pays-Bas, les tractations d’Inexto battent leur plein, comme on peut le voir au Mali, pour contrôler la traçabilité du tabac en Afrique de l’Ouest. Les révélations de l’organisation OCCRP – qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune attaque en diffamation de la part des industriels ni d’Apollinaire Compaoré – montrent comment les systèmes de traçabilité sont cruciaux pour les gouvernements africains qui souhaitent protéger leur souveraineté.

Il reste à déterminer si les États africains réussiront à avoir le dessus compte tenu de l’importance stratégique pour les multinationales du tabac dans le plus jeune continent au monde.

Source: 237 Online


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