En Afrique, les cigarettes de contrebande coûtent cher aux États

En Afrique, les cigarettes de contrebande coûtent cher aux États

Entre 2013 et 2015, la contrebande de cigarettes aurait fait perdre près de 182 millions de dollars de recettes aux États d’Afrique de l’Ouest, pour un nombre de cigarettes vendues estimé à 11,3 milliards d’unités et 526 millions d’euros de recettes. Les pays les plus touchés entrent dans une spirale délétère, associant enrichissement et consolidation des mouvements criminels et baisse des recettes publiques, notamment sécuritaires, pour les États.

Ainsi, selon un rapport publié par le Centre d’Analyse du Terrorisme (CAT) en mars 2020, le financement du terrorisme serait issu à environ 20 % du trafic et de la contrebande de cigarettes. Face à cette problématique majeure, qui grève les budgets publics des États, les acteurs de la santé publique du continent dénoncent le rôle des industriels du tabac et appellent au déploiement d’un système de traçabilité indépendant.

Le rôle trouble des cigarettiers

A la fin du mois d’août dernier, l’administration fiscale sud-africaine a gagné sa procédure judiciaire contre Gold LeafTobacco, une société de production de cigarettes implantée en Afrique du Sud et au Zimbabwe accusée de vente illégale et de contrebande de cigarettes. La responsabilité des industriels du tabac dans le trafic de cigarettes est en effet pour le moins floue. Si les acteurs de la filière s’en défendent vigoureusement, de nombreux experts et Organisations Non Gouvernementales (ONG) de contrôle du tabac soulignent leur rôle actif dans le sur-approvisionnement des zones de conflit. Ce qui mène, à terme, à abonder de cigarettes les réseaux de contrebande. Le Comité National Contre le Tabagisme (CNCT), une association française de prévention contre les dangers du tabac, évoque ainsi des « liens étroits de l’industrie avec les réseaux criminels et terroristes ». Le Professeur Yves Martinet, président du CNCT, explique que « l’implication de l’industrie du tabac dans l’organisation et la facilitation des marchés parallèles comme dans le commerce illicite est aujourd’hui largement démontrée ». Plus précisément, et en se fondant sur les travaux des journalistes d’investigation de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project(OCCRP), le CNCT affirme que « les trois compagnies de tabac (NDLR. Philip Morris International, Imperial Brands et British American Tobacco) sont accusées de sur-approvisionner délibérément les marchés locaux en Afrique, sachant qu’une large majorité du tabac finira dans les réseaux de contrebande, contribuant au financement de la criminalité organisée, des milices armées et des organisations djihadistes ». Une technique bien rodée qui, à terme, sert les intérêts des cigarettiers, qui échappent aux taxes sur les cigarettes, pourtant issues de leurs usines de fabrication, mais commercialisées hors de tout contrôle étatique.

Le Burkina Faso, par exemple, dont la quasi-totalité du territoire est en proie à des déplacements de groupes armés terroristes et qui subit des attaques récurrentes, importe un volume de cigarettes qui équivaudrait à une consommation de 10 paquets par jour et par habitant. En mars 2021, Apollinaire Compaoré, président du patronat burkinabé était même accusé par des journalistes locaux, d’avoir facilité l’acheminement « à travers le Burkina Faso (de milliards de cigarettes qui) financent les groupes armés et alimentent un conflit en ébullition qui tue des centaines de personnes chaque année ». Ce trafic aurait permis à Apollinaire Compaoré, l’une des plus grandes fortunes burkinabè, de gagner « des millions grâce à la contrebande de cigarettes Philip Morris à travers l’Afrique de l’Ouest ». Plus précisément, Suburex et Sodicom, deux sociétés de distribution appartenant à Apollinaire Compaoré et partenaires de Philip Morris International, auraient entretenu des liens étroits avec plusieurs groupe armés terroristes. Selon le CNCT, le Nord du Mali, désertique et occupé par des groupes rebelles, a connu un surapprovisionnement similaire à celui du Burkina Faso.

Les cigarettes de contrebande remontent ensuite vers le Nord, en passant par des territoires désertiques sur lesquels les gouvernements n’arrivent qu’à avoir un contrôle sécuritaire, au mieux partiel, au pire quasi-nul. « A titre d’exemple, on estime que 75 % des cigarettes consommées en Libye seraient illégalement entrées dans ce pays à partir du Sahel », estime Serigne Bamba Gaye, chercheur sur les questions de sécurité et gouvernance en Afrique, dans une étude publiée en 2017. Les cigarettes de contrebande se monnayent même directement contre des armes, affirmait en 2015 Alain Juillet, ancien Directeur général des services secrets français, qui précise que « les circuits remontent depuis le Togo, le Bénin ou la Guinée pour aller jusqu’en Libye » et parfois même en Europe.

 L’urgence d’un système de suivi et de traçabilité indépendant », selon le CNCT

Face à un phénomène devenu endémique et ayant très fortement contribué à la montée en gamme opérationnelle des mouvements criminels, « la nécessité d’un système complètement indépendant des cigarettiers pour suivre les produits de la sortie d’usine jusqu’au lieu de vente s’avère indispensable », affirment les experts du CNCT. Une approche aussi largement partagée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dont le Protocole pour éliminer le commerce illicite de tabac précise qu’il est nécessaire que ces systèmes « n’aient (pas) de relations avec l’industrie du tabac et ceux qui représentent les intérêts de l’industrie du tabac que dans la mesure strictement nécessaire ».

Ce qui, pourtant, n’a pas empêché l’Union européenne de s’intéresser à un système controversé, nommé Codentify, initialement développé par Philip Morris International, mais aussi partagé à ses principaux concurrents British American Tobacco, Japan Tobacco International et Imperial Tobacco, selon TobaccoTactics, une plateforme d’informations sur les manœuvres des industriels du tabac proposée par l’Université de Bath (Grande-Bretagne). Depuis 2019, la Commission européenne a choisi Dentsu Tracking, qui dénuée d’expérience en traçabilité, avait acheté Blue Infinity, société de services informatiques ayant mis en œuvre Codentify pour Philip Morris sur des centaines de lignes de production de l’industrie du tabac. Aucune baisse de contrebande de tabac n’a d’ailleurs été constatée au sein de l’Union européenne sur cette période, alors même que de nombreux problèmes de « reporting » sur le système ont été établis et remontés à la Commission européenne par plusieurs États membres.

Au niveau africain, aucun système de traçabilité unifié à l’échelle régionale ou sous-régionale n’a encore été déployé, bien que le nombre de fumeurs sur le continent soit appelé à grimper drastiquement dans les années à venir. Dans le même temps, de nombreuses ONG africaines, notamment l’Africain Tobacco Control Alliance (ATCA), alertent sur les manœuvres de l’industrie du tabac qui aspirent à imposer, en Afrique, un système de traçabilité de leur préférence. Cette alerte avait déjà été formulée par la prestigieuse Framework Convention Alliance qui avait explicitement déconseillé aux autres Etats signataires du « Protocole de l’OMS pour éliminer le commerce illicite du tabac » de s’inspirer du modèle européen, au risque d’éveiller de nombreux soupçons sur la gouvernance de ce système.

Source: Pressafrik


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