Influence de l’industrie du tabac sur la recherche sur le cancer du sein

À travers une étude récemment publiée dans Tobacco Control, une équipe de chercheurs de l’Université de Californie à San Francisco (UCSF) s’est penchée sur les stratégies déployées par l’industrie du tabac pour influencer la recherche scientifique, les politiques publiques et l’opinion autour du lien entre tabagisme et cancer du sein. En s’appuyant sur l’analyse de milliers de documents internes de l’industrie disponibles à la suite d’une décision de justice et accessible sur la Truth Tobacco Industry Documents Library, les auteurs mettent en lumière les efforts de l’industrie pour détourner l’attention du rôle potentiel du tabac dans la genèse du cancer du sein.

L’étude repose sur une méthode innovante dite de « scoping situationnel », combinant expertise universitaire et implication de la société civile. Les chercheurs ont ainsi exploré 19 719 documents issus des archives du Council for Tobacco Research (CTR) et du Tobacco Institute (TI), couvrant la période des années 1950 à 1998. Parmi ces documents, 28 % étaient des publications scientifiques, 19 % concernaient des projets de recherche en cours, et 6 % relevaient de communications internes. Cette approche a permis d’identifier et de cartographier les réponses stratégiques de l’industrie face à neuf événements jugés comme des menaces ou des opportunités pour leurs intérêts commerciaux.

Cancer du sein : un enjeu majeur de santé publique

Le cancer du sein est aujourd’hui l’un des cancers les plus fréquents chez les femmes. En dépit d’une reconnaissance croissante du rôle des facteurs environnementaux, les effets du tabagisme actif et passif sur l’incidence du cancer du sein sont longtemps restés sous-évalués. Pourtant, des méta-analyses récentes confirment une augmentation du risque de cancer du sein liée à l’exposition au tabac, qu’elle soit active ou passive. Ainsi, selon certaines études, le risque relatif de cancer du sein pourrait être accru de 10 à 30 % chez les femmes exposées au tabagisme passif.

Un lien entre tabagisme et cancer du sein délibérément contesté

Les documents internes analysés montrent que dès les années 1980, le Tobacco Institute (TI) et le Council for Tobacco Research (CTR) ont perçu les études suggérant une association entre tabagisme passif et cancer du sein comme des menaces pour leurs intérêts commerciaux. Face à ces résultats, ils ont mis en place une stratégie de réponse structurée visant à délégitimer les travaux scientifiques pointant cette association. Par exemple, ils ont systématiquement critiqué la méthodologie des études de chercheurs comme Hirayama (Japon), Morabia ou Wells (États-Unis), dont les travaux indiquaient un risque accru de cancer du sein en lien avec l’exposition à la fumée de tabac. L’industrie s’appuyait pour cela sur ses propres biostatisticiens, tels que Marvin Kastenbaum, ou des experts liés financièrement à ses activités, comme Nathan Mantel, pour produire des contre-analyses et semer le doute dans les sphères scientifiques et médiatiques.

Parallèlement, le CTR a financé une vaste production de recherches portant sur d’autres causes du cancer du sein, comme les facteurs génétiques, hormonaux ou alimentaires, dans le but explicite de détourner l’attention des risques liés au tabac. L’étude identifie au moins 48 projets financés par le CTR dans ce sens, dont 32 sur les causes génétiques, 9 sur les causes hormonales et alimentaires, et plusieurs travaux promouvant l’idée erronée d’un effet protecteur du tabac via la suppression des œstrogènes. Certaines publications affirmaient ainsi que les femmes fumeuses présentaient un risque de cancer du sein inférieur à celui des non-fumeuses — une hypothèse démentie depuis par de nombreuses études indépendantes.

Une stratégie d’influence scientifique systémique et persistante

L’analyse met en lumière une stratégie cohérente, coordonnée et de long terme de la part des acteurs de l’industrie du tabac pour empêcher l’existence d’un consensus scientifique autour des risques sanitaires de leurs produits. Cette stratégie ne s’est pas limitée à financer des recherches favorables : elle comprenait également l’organisation de symposiums biaisés, la diffusion de bulletins d’information orientés, la mise en avant de publications marginales, et l’exploitation sélective de déclarations de scientifiques respectés (souvent sorties de leur contexte) pour soutenir artificiellement les positions de l’industrie.

Le Tobacco Institute est allé jusqu’à prétendre que l’augmentation des cas de cancer du poumon chez les femmes non-fumeuses pourrait en réalité résulter d’une métastase de cancers du sein mal diagnostiqués, une manœuvre visant à remettre en question les études attribuant cette mortalité au tabagisme passif. Ces arguments pseudo-scientifiques ont été relayés dans des publications, conférences et documents internes visant les décideurs politiques et les professionnels de santé.

Ces tactiques s’inscrivent dans une stratégie plus large, déjà bien documentée, par laquelle l’industrie du tabac cherche à minimiser, relativiser ou nier les risques sanitaires associés à l’usage de ses produits quel qu’il soit, (cigarette, tabac chauffé, vapotage). En se présentant comme un acteur scientifique « neutre » ou « responsable », l’industrie tente de préserver sa légitimité et son influence, tout en entravant l’adoption de politiques de santé publique fondées sur des données probantes.

SOURCE: génération sans tabac


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